Nous allons aborder aujourd’hui la place du facteur religieux dans l’espace mondial. Pour réfléchir à cette question prise dans une actualité complexe, il faut revenir sur la manière dont elle a été abordée par les sciences sociales. Les fondateurs de la sociologie ont établi l’idée qu’il existerait une relation de causalité simple entre modernisation et sécularisation. Max Weber est célèbre pour sa thèse du « désenchantement du monde » tandis que pour Emile Durkheim, les dieux étaient voués à « se replier sur les hauteurs mystérieuses de l’Olympe » pour cesser d’intervenir dans les affaires des hommes. La science politique, et en particulier les relations internationales, ont hérité de cette analyse, et la place du facteur religieux a été tout à fait marginale dans les débats fondateurs de la discipline – à l’instar d’ailleurs d’autres facteurs sociaux. Bien sûr, cette marginalisation a fait l’objet de critiques, et le désintérêt pour le facteur religieux n’est plus d’actualité aujourd’hui. C’est d’abord au cours la période qui a entouré la révolution iranienne et la fin de la guerre froide que l’on a vu apparaître des analyses accordant une place centrale au facteur religieux, et les travaux sur le sujet se sont bien sûr multipliés dans le contexte qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. Il faut souligner en premier lieu un certain nombre de difficultés, j’en retiendrai trois pour cette introduction, qui rendent particulièrement complexe l’étude du facteur religieux et de ses effets sur les relations internationales. La première de ces difficultés, elle tient à la nature intime du facteur religieux et des appartenances religieuses. La religion fonde une identité ou une appartenance collective sur la base d’une adhésion ou d’une croyance individuelle, qui en plus échappe à la rationalité. Il n’est donc pas possible d’évaluer le degré de sincérité des acteurs qui justifient leur engagement par un référent religieux, et c’est pourquoi il faut toujours aborder avec beaucoup de prudence les relations de causalité établies en fonction de ce référent. La deuxième difficulté tient aux distinctions très importantes qui existent entre les différentes religions, en ce qui concerne la coordination entre religion et politique d’une part ou encore les degrés d’institutionnalisation et de cohérence interne des différentes religions. Certaines religions comme l’Eglise catholique romaine sont très centralisées, tandis que d’autres, comme le bouddhisme, n’ont pas d’autorité centrale et vont donc avoir des congrégations, plus ou moins impliquées dans la gestion des affaires temporelles. Troisième difficulté, il est toujours difficile d’isoler le facteur religieux, même lorsqu’il est mobilisé explicitement, parce que les situations concernées (par exemple dans ce que l’on appelle en général à tort des conflits religieux), ces situations font intervenir une infinité de variables politiques, économiques et sociales qui sont toujours très étroitement imbriquées. Après ces 3 précautions, je vous propose pour le reste de cette séance une réflexion en trois volets : j’évoquerai d’abord les propriétés spécifiques du facteur religieux, ce qui lui donne une place aussi importante dans les relations internationales contemporaines, je reviendrai ensuite sur les transformations de ce facteur dans le contexte de la mondialisation, et je vous proposerai pour terminer de réfléchir aux tentatives des Etats pour organiser les expressions du religieux dans l’espace mondial et les difficultés auxquelles se heurtent ces tentatives. Alors d’abord les propriétés du facteur religieux. Le religieux est un facteur identitaire. Je le disais en introduction, la religion fonde des identités collectives sur la base d’appartenances intimes. Au niveau individuel, elle contribue à définir des rapports entre des acteurs et le monde qui les entoure, et elle peut donc contribuer à guider leurs choix politiques. On connaît par exemple les ressorts religieux des engagements de Woodrow Wilson, du Mahatma Gandhi ou bien sûr de l’ayatollah Khomeini. De manière plus marquante, c’est lorsque la religion fonde des appartenances collectives qu’elle représente un ressort de pouvoir, en venant cimenter des solidarités qui se caractérisent par leur nature primordiale et exclusive, puisqu’on n’appartient pas à deux religions à la fois. C’est en général lorsque les autres appartenances sont affaiblies (je pense bien sûr aux appartenances citoyennes) que la religion devient le référent identitaire principal des individus. Un exemple particulièrement marquant de ce point de vue est celui du rôle joué par le christianisme à la chute des régimes communistes, à la fin des années 1980. Le catholicisme en Pologne, ou l’orthodoxie en Union Soviétique et dans le reste de l’Europe de l’Est, étaient le seul référent communautaire des individus en dehors du Parti communiste. La religion dans ces contextes était donc le seul refuge qui échappait, au moins partiellement, au contrôle de l’État et du parti, et c’est précisément dans ces cercles religieux que se sont retrouvées les ressources qui ont permis la formation de mouvements contestataires. On peut citer aussi le rôle joué par des organisations religieuses là où l’État est déliquescent ou contesté, avec par exemple l’influence du Hezbollah au Sud-Liban. Dans de tels contextes, l’identité religieuse représente une ressource de mobilisation importante pour les entrepreneurs politiques qui bénéficient de cette légitimité. J’en arrive justement à la fonction de légitimation jouée par le facteur religieux. Le fait de détenir une identité religieuse, fondée sur une supposée connaissance ou proximité avec le sacré, confère une autorité sur les croyants. Cette autorité elle peut servir à mobiliser en faveur d’un agenda ou d’un régime politique. Alors il faut bien prendre garde à éviter toute généralisation, puisque la mobilisation politique du facteur religieux, elle peut se faire pour servir un projet révolutionnaire autant que pour servir un ordre conservateur, selon les contextes. Le royaume saoudien, par exemple, repose sur un pacte entre politiques et religieux, qui permet d’assoir depuis le 18ème siècle l’autorité politique de la famille Saoud et la domination de l’école wahhabite sur l’islam de la péninsule. Les oulémas saoudiens contribuent donc à légitimer un pouvoir conservateur, en disqualifiant toute réforme susceptible d’affaiblir le pouvoir politique. On peut citer un exemple inverse, où le pouvoir religieux oppose à l’ordre politique établi une contre-légitimité contestataire, fondée sur la revendication d’une plus grande pureté religieuse. C’était le cas des mollahs lors de la révolution iranienne de 1979, ou plus récemment des Frères musulmans en Egypte. Ce pouvoir contestataire est d’autant plus significatif qu’il n’est limité que par les frontières de la communauté religieuse, contrairement au pouvoir politique qui lui, est borné par le territoire de l’Etat. Cette remarque m’amène au troisième point de cette première partie : le pouvoir religieux est un facteur de mobilisation transnationale. Les appartenances religieuses recoupent rarement les communautés nationales, et par conséquent, des agendas identifiés comme religieux peuvent mobiliser des réseaux transnationaux, bien au-delà des intérêts tangibles des individus ou de leurs relations directes avec les protagonistes directs d’une cause ou d’un conflit donné. Le fait de s’appuyer sur des réseaux religieux transnationaux permet de capter des soutiens symboliques, humains ou matériels, un exemple est le conflit israélo-palestinien qui est un exemple de transantionalisation et de captation de nouveaux soutiens pour les parties impliquées parallèlement à l’application progressive d’un référentiel religieux alors que ce conflit était au départ envisagé en termes séculiers. La difficulté, avec l’introduction d’une telle grille de lecture religieuse, c’est qu’elle s’impose progressivement comme une contrainte qui rend difficile une sortie de conflit négociée puisqu’il devient difficile de trouver un compromis lorsque l’on a mobilisé les acteurs au nom d’une promesse de pureté. Alors je passe à la deuxième partie sur la transformation du pouvoir religieux dans la mondialisation. Cette partie montrera combien les spécificités du pouvoir religieux sont à la fois confortées et bouleversées par le phénomène de mondialisation. D’abord les convergences et interdépendances entre ces deux phénomènes. Les religions et la mondialisation sont toutes les deux des vecteurs de mobilité. Elles se rencontrent dans la formation de réseaux et de communautés, qui traversent les frontières nationales et les logiques souveraines. La mondialisation et la religion ont d’ailleurs longtemps emprunté les mêmes chemins, bien avant l’enfermement du politique dans les logiques souveraines. Historiquement, le pèlerinage musulman à La Mecque a été le plus important vecteur de migrations volontaires et temporaires, et il a entraîné la rencontre de populations originaires de régions qui allaient de l’ouest de la Méditerranée jusqu’à l’Extrême-Orient. Des religions comme le bouddhisme, le christianisme ou l’islam se sont déployés parallèlement à des logiques commerciales ou à des logiques de conquête politique et elles ont entraîné de grands effets d’hybridation culturelle. On observe aussi avec la mondialisation une banalisation des phénomènes de réseaux transnationaux rassemblés par une appartenance commune, phénomène qui était longtemps resté l’apanage du religieux. Ces réseaux recomposent les communautés humaines indépendamment des logiques souveraines et territoriales, et ils n’interagissent avec le pouvoir politique que s’ils entrent frontalement en confrontation avec des lois ou s’ils promeuvent des conceptions alternatives de la cité. La mondialisation affecte par ailleurs les pratiques sur lesquelles repose le pouvoir religieux. On observe par exemple une acculturation des organisations religieuses à l’usage de techniques de communication de masse, et une marchandisation (une commodification) qui leur permet de générer des ressources financières. Ces phénomènes suscitent aussi des tensions et c’est ce que l’on va voir dans une deuxième sous partie. Les tensions se concentrent autour de la différence fondamentale entre la mondialisation, qui véhicule l’idée d’adhésions cumulatives, volontaires et fluides, et les religions qui supposent une appartenance totale et exclusive. La religion offre par ailleurs une temporalité différente de la mondialisation puisqu’elle promet des rétributions dans l’au-delà, ce qui peut contribuer à expliquer son attractivité pour les déçus de la mondialisation, laquelle est dans le registre de l’immédiateté. La religion peut aussi servir de contre-modèle à ceux que la mondialisation inquiète en provoquant des bouleversements identitaires, et qui sont tentés de se replier sur des conceptions religieuses exclusivistes face à une hybridation culturelle perçue comme agressive. De telles logiques de repli se déploient, à des degrés divers et suivant des modèles différents, de l’Inde avec le nationalisme hindou du Parti du peuple indien, à la Russie, avec l’appui du patriarcat orthodoxe de Moscou au nationalisme de Vladimir Poutine, en passant par l’extrémisme bouddhiste en Birmanie ou la résurgence en Europe d’une extrême droite qui met en avant une interprétation exclusiviste des valeurs chrétiennes. Mais la principale caractéristique du religieux, c’est qu’il échappe aux logiques de captation politique, notamment en raison de sa nature transnationale. C’est pour cela - et ce sera la dernière partie de ce cours - que l’on a vu émerger des initiatives politiques destinées à coordonner le facteur religieux. Je vais donc aborder dans cette troisième partie les limites de l’emprise politique sur le religieux dans l’espace mondial. On peut distinguer trois expressions du phénomène de tentative de captation du religieux transnational par le politique : la diplomatie religieuse, l’émergence d’un multilatéralisme religieux et la volonté de coopter des expressions religieuses transnationales. Alors d’abord la diplomatie religieuse. Elle caractérise surtout les théocraties ou les États qui possèdent une religion officielle. C’est le cas du Vatican à travers sa centaine de nonces apostoliques qui jouent le rôle d’ambassadeurs, ou encore d’Etats comme l’Arabie saoudite ou l’Iran qui financent des mosquées ou des institutions éducatives pour diffuser leur vision respective de l’islam. L’entretien de tels réseaux contribue à asseoir l’influence de l’État qui les mobilise, mais il faut bien noter que cette stratégie ne suffit pas pour imposer une approche unifiée de la religion, surtout en l’absence d’un système d’autorité centralisé comme celui de l’Eglise catholique. Une autre dimension, moins connue, de la diplomatie religieuse c’est la réapparition, depuis les années 2000, de thématiques religieuses dans la politique officielle d’États considérés comme séculiers. Les acteurs politiques s’efforcent en effet d’en faire un moyen et un objectif de certaines de leurs stratégies diplomatiques, et non plus seulement une source de contrainte. L’ancienne secrétaire d’Etat américaine, Madeleine Albright avait par exemple défendu l’idée d’une « diplomatie basée sur la foi », qui a pu inspirer le discours adressé au Monde musulman par le président Obama depuis l’université du Caire, en 2009. Pour la première fois, le dirigeant de la première puissance mondiale s’adressait à une population sur la base de son identité religieuse. Cette initiative soulignait à la fois la force du facteur religieux, tout en soulevant des questions, puisqu’elle revenait à essentialiser « une » communauté musulmane alors que celle-ci désigne plus de 1,3 milliards de personnes aux préoccupations très diverses. Deuxième aspect, les tentatives de multilatéralisation du religieux. Il faut mentionner ces tentatives d’institutionnaliser des formes de coopération multilatérale fondées sur un référent religieux. L’expression la plus aboutie de cette stratégie a été bien sûr la fondation, en 1969, de l’Organisation de la coopération islamique (OCI). L’OCI, qui est présentée comme la « voix collective du monde musulman », et qui prétend concilier le référent religieux et la représentation interétatique. La religion musulmane est régulièrement invoquée comme le fondement des prises de position de cette organisation, mais c’est bien sur, sur un plan strictement politique que se situe son activité. L’OCI ne vise donc ni à résoudre les désaccords théologiques, ni à reconstituer un califat, et son efficience se limite à la coordination des postures sur des thématiques relativement consensuelles pour ses membres, par exemple le conflit israélo-palestinien, qui exerce une fonction cohésive de ce point de vue, ou encore les questions économiques, jugées moins conflictuelles. Troisième aspect, les tentatives de coopter la société civile musulmane transnationale. Il existe en effet des initiatives, plus indirectes que celles que j’ai mentionnées jusqu’à présent, qui consistent à essayer de coopter des acteurs religieux dont la vision est jugée compatible avec celle des Etats concernés. On voit dans ce registre se multiplier depuis le début du XXIe siècle des initiatives de dialogue interreligieux, sponsorisées par des États ou des organisations multilatérales. La tentative d’ouvrir des dialogues entre représentants de différentes confessions n’a rien d’une nouveauté, mais le fait d’encourager politiquement ces initiatives est une caractéristique du monde de l’après-11 septembre, et un marqueur de la volonté politique de réinvestir le champ d’autonomie qui avait été laissé aux religieux. On observe par exemple la multiplication des dialogues interreligieux organisés ou sponsorisés par des organes des Nations Unies, comme l’UNESCO par exemple, ou alors par des Etats, notamment des Etats dont la stabilité est contestée sur le front religieux, comme c’est le cas du royaume de Jordanie. La diplomatie indonésienne tente elle aussi de faciliter l’organisations de conférences de dialogue interreligieux par des organisations de la société civile jugées modérées en les aidant à organiser de tels évènements dans l’espoir de concurrencer sur leur propre terrain des organisations jugées plus radicales. L’ensemble de ces initiatives souffre pourtant de deux défauts majeurs, sur lesquels je conclurai cette séance. Le premier c’est qu’elles sont mises en œuvre ou sponsorisées par des États et qu’elles échouent le plus souvent à contrer les logiques contestataires du pouvoir religieux qu’elles ont même tendance à renforcer. Et puis enfin, ces initiatives ont tendance à généraliser la grille d’interprétation religieuse de la politique mondiale, dont il devient difficile de s’extraire une fois qu’elle a été mobilisée.