Traitons maintenant de ce qui parait être le noyau de toute notre réflexion : l’Etat. Je dis bien qui « paraît » être le noyau, parce que dans la tradition, dans la grande tradition de la science politique, l’Etat est considéré comme l’acteur fondamental du jeu international. D’ailleurs international signifie bien que l’espace mondial ne fonctionnerait qu’à travers les relations entre Etats nations. On va voir, et on verra dans les séances qui viennent, que la réalité est infiniment plus complexe. Mais déjà le mot Etat est un mot ambigu. Et en gros il y a une querelle entre deux traditions. La première tradition emploie Etat au sens générique du terme, c’est-à-dire tout système politique souverain, et c’est un peu l’option prise par le droit international, quand le droit international parle de l’Etat et qu’il en fait effectivement une figure majeure des rapports internationaux, il ne fait pas trop attention à l’extraordinaire variété qui distingue les Etats contemporains entre eux et il ne s’intéresse pas à ce qui fait l’essence même de l’Etat. Et puis vous avez ceux qui, relevant de l’histoire, de la sociologie, de la science politique, considèrent que l’Etat est peut-être un système politique qui mériterait une définition attentive, et je crois que cette deuxième tradition a raison. Pourquoi ? Parce que si on prend une définition générale de l’Etat, on ne va pas comprendre toutes les ambiguïtés, les crises, les incertitudes, les tensions qui entourent actuellement le destin de l’Etat. L’Etat qui nous gouverne et l’Etat qui est sensé constituer le système international, ce n’est pas n’importe quel Etat, c’est un Etat qui a une histoire et qui a reçu de son histoire des fonctions bien précises. Cette histoire, on ne s’y trompera pas, c’est l’histoire occidentale, l’Etat, dont on nous parle de façon générale, c’est en fait l’Etat qui est né en Europe occidentale à la sortie du Moyen-Âge, pour mettre un terme à cette fragmentation de l’autorité que consacrait le système féodal. Donc cet Etat recevait des fonctions précises, fonctions précises que le grand philosophe anglais Thomas Hobbes a su définir : assurer la sécurité des individus qui constituent la communauté politique qui va devenir l’Etat-nation. Cette fonction sécuritaire de l’Etat elle est véritablement dans l’ADN de ce que nous appelons communément l’Etat. Et derrière cette histoire propre, cette fonction précise, on peut tenter une définition de l’Etat. Et dire que l’Etat est un système politique, mais pas n’importe quel système politique, c’est un système politique centralisé, c’est-à-dire avec un centre de décision et de construction de l’autorité. C’est un système politique différencié, c’est-à-dire qui se distingue d’une société civile, la dualité Etat-société civile est en effet essentielle à l’intelligence de l’Etat. C’est un système politique territorialisé, c’est à dire délimité par des frontières précises et constitué sur le principe de territorialité, le territoire qui attribue sa compétence à l’Etat. C’est un système politique souverain, c’est-à-dire comme le disait le grand philosophe Jean Bodin, un Etat est souverain parce qu’il ne dépend ni du plus petit ni du plus grand ni de l’égal de soi. Et enfin, c’est un système politique qui repose sur un ensemble d’institutions, qui est donc institutionnalisé, et le propre d’une institution, comme vous le savez, c’est de distinguer le rôle, du titulaire du rôle, le titulaire du rôle n’étant en rien propriétaire de sa fonction, ça aussi c’est une autre marque de l’Etat. Et bien, cet Etat ainsi très particulier, dont on aurait pu imaginer d’autres orientations. Est-ce qu’il était nécessaire et indispensable pour entrer dans la modernité de le faire par la porte de la territorialité ? Est-ce qu’il était nécessaire pour entrer dans la modernité politique que de considérer que la fonction clé de l’Etat était la sécurité ? Et pourquoi ne serait-ce pas autre chose ? Pourquoi ne serait-ce pas, par exemple, la solidarité et la promotion de la solidarité entre individus et citoyens ? Il y a donc un choix politique, et ce choix politique a marqué, profondément marqué notre système international. Il faut bien comprendre que le système international qui est le nôtre aujourd’hui est un système qui a été constitué à partir de l’Etat. Le système est bien international, c’est-à-dire interétatique, composé par l’ensemble de ces rapports qui se forgent entre Etats nations souverains. Et à cela s’ajoute une idée encore plus forte que le grand historien américain Charles Tilly a mis en évidence, à savoir que au centre de la dynamique politique de l’histoire occidentale se trouve la fabrication de l’Etat -state making-, mais que ce state making n’a pu se faire que par l’effet de la guerre -war making-, la guerre faisait l’Etat, l’Etat faisait la guerre, c’est-à-dire cet Etat dont nous sommes dépositaire est organiquement et fonctionnellement lié à la guerre. Maintenant, le grand problème, le grand défi, qui va complètement bouleverser l’équation que je vous ai présentée, c’est celui de l’universalisation. J’ai pour l’instant parlé de l’Etat européen, avec une particularité que le Siècle des lumières va lui accoler, qui est que cet Etat étant la quintessence de la rationalité politique, de la raison, ne peut-être qu’universel, ne peut aller qu’en s’universalisant. Et effectivement, le grand mouvement qui va s’amorcer dès le début du XIXe siècle, c’est le passage de cette invention par les Européens, pour les Européens, à un modèle universel. Les choses vont relativement bien se passer lorsque ce modèle étatique européen va s’étendre à l’Amérique du nord, constituée en fait d’Européens et à l’Amérique du Sud, dont l’indépendance a été menée par des Européens formés à une culture politique européenne. La chose va devenir beaucoup plus grave lorsque cette universalisation de l’Etat va rencontrer d’autres cultures et d’autres histoires totalement différentes, elles-mêmes porteuses de leur propre modèle de politique. Et, effectivement, on va voir les défis se multiplier tout au long du XIXe siècle et surtout au XXe siècle avec la décolonisation. Au XIXe siècle, on a vu apparaitre une forme politique qui va avoir un rôle très important dans notre histoire contemporaine, qu’on appelle la modernisation conservatrice. C’est-à-dire ces empires traditionnels, qui n’avaient rien à voir avec la rationalité étatique qui vont peu à peu se convertir au modèle étatique occidental. Il y a un exemple célèbre, c’est celui du Japon dans la deuxième moitié du XIXe siècle, où l’ère du Meiji va marquer cette conversion de l’empire traditionnel en véritable Etat-nation occidental. Cette conversion va être d’autant plus facile qu’elle va être portée par l’empereur, c’est-à-dire par le titulaire même de la légitimité traditionnelle. Et ça c’est un exemple remarquable d’auto-conversion d’une légitimité traditionnelle en légitimité moderne, et c’est pour ça que la construction étatique au Japon va relativement bien se passer. L’Empire Ottoman va au contraire connaitre quelques souffrances pratiquement au même moment de l’histoire, car là, il y a une part bien sûr d’importation par le monarque traditionnel, mais il y a surtout une formidable pression économique, commerciale, politique, diplomatique et surtout militaire de l’Occident sur l’Empire ottoman. On oblige l’Empire ottoman à se transformer en Etat, et là la transformation ne va pas se faire sans mal et sans risques, parce que heurtant les traditions, l’histoire, l’indépendance de penser des peuples concernés, elle va être à la base de ce ferment de nationalisme et d’islamo-nationalisme qui connait encore des péripéties contemporaines tout à fait remarquables. Ça c’est la modernisation conservatrice, et à côté de cela il y a ce que l’on peut appeler la modernisation révolutionnaire, où pour construire un Etat nouveau on va renverser l’ordre traditionnel. Et évidemment, la décolonisation va être un grand moment pour cela. Les autorités traditionnelles, plus ou moins complices, plus ou moins liées, plus ou moins conniventes avec les puissances coloniales vont peu à peu apparaitre comme des anti-nations. Et donc le nationalisme qui va se constituer en Afrique, au Moyen-Orient va se construire contre ces autorités traditionnelles, c’est pourquoi on appellera ça la modernisation révolutionnaire. Mais le paradoxe de cette modernisation révolutionnaire, c’est qu’au nom de l’indépendance, au nom du nationalisme local, on va triompher des autorités traditionnelles en important le modèle occidental d’Etat. C’est ce qui s’est passé dans la plupart des pays africains au moment de l’indépendance, des indépendances, c’est ce qui va se passer également dans le plus clair du Moyen Orient arabe. Et justement, cette importation du modèle étatique, importation de conviction par des individus formés à l’école occidentale, qui vont apprendre le nationalisme, qui vont vouloir le retourner contre le colonisateur, mais sans critiquer les éléments qui constituent un modèle étatique que eux-mêmes ont en tête pour constituer et organiser leur propre destin. Cette contradiction va aboutir à de formidables tensions, une fois l’euphorie de l’indépendance passée, il va falloir faire fonctionner un système politique importé qui n’a pas beaucoup de légitimité et qui surtout est très peu compréhensible par la population concernée qui n’y retrouve pas le système de sens qui est le sien et surtout d’une efficacité tout à fait relative. Car comment voulez-vous que ce modèle étatique occidental, formé en Europe, à la fin du Moyen Âge, dans un contexte chrétien et en sortant de l’économie rurale féodale, puisse s’appliquer à des sociétés africaines ou asiatiques porteuses d’autres religions, d’une autre économie, d’une autre structure sociale, d’une autre histoire, d’une autre tradition politique. Cette importation ratée du modèle politique étatique occidental va aboutir à tout une série de déboires, et ces déboires sont bien connus, cela a été dans un premier temps les réactions autoritaires, la militarisation de ces régimes, qui, étant peu légitimes, mal enracinés dans l’opinion publique, ne peuvent survivre que par la force et puis dans un deuxième temps ce sera purement et simplement l’écroulement d’un grand nombre de ces Etats. C’est ce que l’on appelle en science politique le phénomène de l’Etat effondré du collapsing state ou du failing state. Le phénomène est loin d’être anecdotique, car on peut considérer qu’il y a environ une trentaine d’Etat, membres des Nations unies, qui aujourd’hui sont de véritables Etats faillis, c’est-à-dire des Etats dans lesquels l’autorité ne peut plus s’exercer sur la population et où donc la société civile est comme livrée à elle-même et devient porteuse de ses propres conflits et de ses propres échecs. Cette faillite des Etats va créer en Afrique, au Moyen Orient des guerres qui sont aujourd’hui les conflits principaux qui ensanglantent notre planète. L’Etat est donc ainsi mis à l’épreuve, mis à l’épreuve au Sud par le rejet de la formule incompréhensible dont il est porteur, mis à l’épreuve parce qu’effondré, mis à l’épreuve parce qu’inefficace et dysfonctionnel ; mais il est tout autant mis en cause au Nord, là où l’Etat pourtant était né jadis, car il est de moins en moins efficace et de moins en moins en prise sur les réalités et les enjeux auxquels se trouve confronté un monde qui sort du modèle Westphalien pour entrer dans celui de la globalisation et de la mondialisation. Alors il y a, comme pour dépasser ce système qui ne fonctionne plus, quelques subterfuges : des Etats virtuels, pour reprendre la formule du politiste américain Richard Rosecrance, c’est-à-dire des Etats qui fonctionnent non pas sur des bases matérielles et sur un substrat territorial, mais sur leur capacité d’échange, Singapour en est un parfait exemple. Des Etats clients, c’est-à-dire des Etats qui ne fonctionnent plus sur leurs propres réserves mais à partir de la protection et du soutien que leur apportent des Etats patrons et vous comprenez toutes les dysfonctions qui se trouvent ainsi mises bout à bout. Enfin, et c’est là l’apport de la diplomatie américaine, des Etats qui pour survivre ne peuvent que s’appuyer sur la déviance, les fameux Roge states, c’est-à-dire des Etats dont l’absence de ressources, et surtout de capacité d’âtre associés à la gouvernance mondiale, les conduit à produire tout une série d’actes déviants, qui peuvent être des actes de violence, qui peuvent être des actes mafieux et qui viennent dessiner les contours d’une autre famille étatique. C’est dire aujourd’hui que ce mot pompeux et bien élevé d’Etat est loin de correspondre à ce principe qui était censé donner de l’ordre à l’espace mondial.