-Bonjour Jacques Le Cacheux. -Bonjour Sylvain Kahn. -Vous êtes économiste, professeur à l'université de Pau et à Sciences Po, chercheur à l'OFCE, l'Office français des conjonctures économiques, et vous êtes spécialiste des questions économiques européennes. La crise de l'euro, selon vous, a-t-elle entraîné plus ou moins d'intégration européenne ? -Cela dépend de ce que l'on appelle plus ou moins d'intégration européenne. Le constat que l'on peut faire, c'est que la crise de la zone euro a entraîné un creusement des inégalités au sein de la zone euro. Il y a eu une divergence assez forte entre ce que l'on peut appeler le coeur de la zone euro, c'est-à-dire l'Allemagne et un certain nombre de pays autour comme les Pays Bas ou l'Autriche d'un côté, et les pays qu'on pourrait appeler périphériques. Notamment les pays du sud de l'Europe. Evidemment la Grèce, l'Espagne, le Portugal, mais aussi l'Italie. Quand on regarde les principaux indicateurs économiques, par exemple le PIB par habitant ou le taux d'emploi, on s'aperçoit que la divergence depuis 2008-2009 est considérable. Des écarts énormes se sont creusés. Dans le meilleur des cas, ils mettront des années à être comblés. En revanche, la crise de la zone euro a conduit les autorités européennes à prendre un certain nombre de mesures, de réformes institutionnelles, etc. qui ont renforcé, d'une certaine façon, la coordination des politiques économiques. -Ce renforcement vous paraît-il un pas dans le bon sens ? Un coup d'épée dans l'eau ? Ou quelque chose de tout à fait satisfaisant ? -Pas très satisfaisant car, en fait, ce qu'on a fait, essentiellement, c'est de renforcer la discipline budgétaire. On a été obnubilés par les crises de dettes publiques et le fait qu'un certain nombre de pays ont été gérés d'une manière un peu irresponsable. On a voulu renforcer les disciplines qui étaient déjà dans le Pacte de stabilité et pas grand-chose d'autre. Or, il me semble que cette démarche-là a fait la preuve de son inefficacité. Le Pacte de stabilité n'a pas fonctionné. Il ne peut pas fonctionner face à des crises comme celle de 2008-2009. Il aurait fallu aller davantage vers la création de ce qu'on peut appeler une capacité budgétaire de la zone euro. C'est-à-dire d'avoir plus de leviers de politique budgétaire commune. -Par exemple, un impôt européen ? Des obligations, des bons européens ? -Par exemple. L'une des solutions qui avaient été préconisées était de mutualiser une partie des dettes publiques et d'essayer de les gérer conjointement de façon à éviter les crises de confiance sur telle ou telle dette publique nationale. Après tout, c'est ce que les Etats-Unis ont fait quand ils ont été créés en 1790 au moment de la Constitution américaine. C'est ce que rappelle Thom Sargent dans sa conférence Nobel de 2012. C'était une voie possible. L'autre voie possible, effectivement, était de renforcer le budget européen, de lui donner des ressources propres véritables, ce qu'il n'a pas aujourd'hui. Par exemple, un impôt européen sur les sociétés. On voit bien, qu'aujourd'hui, l'opinion publique serait assez prête, me semble-t-il, à une innovation comme celle-là qui dirait : "Les grandes entreprises multinationales comme Google, Amazon, Starbucks, etc.", qui, aujourd'hui, paient si peu d'impôts, on l'a vu avec LuxLeaks et autres, "C'est l'Union européenne qui va désormais leur faire payer un impôt pour l'ensemble de la zone euro ou de l'Union européenne." Je pense que ce serait un progrès décisif. -Afin d'éviter des différentiels très importants entre les taux d'impôt sur les entreprises irlandais ou français, par exemple. -Exactement. Et surtout que les multinationales en profitent de manière tellement massive. -Vous avez évoqué le fait qu'il y avait manifestement un renforcement des pays du centre, ou que les géographes pourraient dire du nord, même si ce n'est pas le nord géographique, par opposition aux pays du Sud, qui est un sud géographique et métaphorique de pays moins développés. Vous n'avez pas mis la France dans un de ces deux groupes. -Ce qui est toujours très frappant quand on fait des comparaisons intra-européennes, c'est que la France est toujours exactement au milieu. A mi-chemin entre les pires et les meilleurs. La France est toujours dans cette situation moyenne. Moins bien que les meilleurs, mais meilleure que les pires. D'ailleurs, géographiquement, c'est exactement là qu'on se situe. Mais c'est vrai. Si vous regardez les évolutions du taux d'emploi, du PIB par habitant, etc., vous voyez que la France est à peu près exactement à la moyenne. Oui, c'est la bascule entre les deux. C'est pour ça que quand on parle, par exemple, de scission de la zone euro entre un euro fort et un euro faible, la France se retrouverait vraiment le cul entre deux chaises. De quel côté faudrait-il que nous allions ? -Ca vous paraît donc une piste vraiment intéressante à creuser celle de remplacer l'actuel euro par deux euros, deux zones euro ? -Je ne crois pas. On peut faire référence, par exemple, à l'expérience des années 1970. Vous vous souvenez peut-être que dans les années 1970 on a essayé de faire le Serpent monétaire européen. Au bout de quelques années, ce Serpent s'est réduit comme peau de chagrin et, finalement, il n'est plus resté à l'intérieur que ce qu'on a appelé, parfois, la "mini zone mark", c'est-à-dire le mark et un certain nombre de monnaies satellites. Si on coupait la zone euro en deux aujourd'hui, outre le problème que je soulevais pour la France qui aurait bien du mal à choisir entre les deux maux, on aurait ça. On aurait un euro allemand, qui reviendrait à un nouveau mark, qui s'apprécierait énormément, et un euro du sud qui se déprécierait probablement très fortement. Or, c'est exactement pour éviter ça qu'on a créé l'euro. Je pense que les Allemands seraient les premiers perdants dans cette affaire. Car les Allemands oublient que l'euro a évité, comme c'était déjà le cas du SME dans les années 1980-1990, que les pays du Sud fassent des dévaluations compétitives. C'est bien pour ça que la France a tenu à ce que l'Italie et l'Espagne soient dedans dès le début pour éviter ça justement. -Mais alors, on entend bien qu'il y a eu une crise totalement imprévue. On va même aller jusqu'à dire qu'elle a été causée par la fameuse faillite de Lehman aux Etats-Unis en 2008. Donc, il y a peut-être eu un gros accident. Mais, selon vous, qu'est-ce qui fait que la zone euro, que la création de la zone euro, n'a pas atteint l'objectif qu'on lui assignait, c'est-à-dire la convergence. Vous avez bien dit qu'il est clair aujourd'hui qu'on peut mettre ça sur le dos de la crise, mais faut-il ou non le mettre aussi sur le dos d'une mauvaise gestion de la zone euro ? Il y a, non pas une convergence, mais un accroissement de la divergence. -Oui. Je crois qu'on s'est leurrés sur la capacité qu'avait l'intégration monétaire en elle-même à susciter cette convergence. Certains économistes, d'ailleurs, avaient mis en garde assez tôt. Je me souviens de certains travaux de Paul Krugman, par exemple, montrant qu'on aurait plutôt ce qu'on appelait l'agglomération. C'est-à-dire que les pays déjà très industrialisés deviendraient encore plus industrialisés, que les régions en voie de désertification se désertifieraient davantage, etc. Et donc, qu'on a besoin de mécanismes budgétaires et autres pour compenser ces tendances. On ne les a pas mis en place. C'est ça, je crois, le péché originel de la zone euro. C'est d'avoir vraiment une foi trop grande dans la capacité de la monnaie à intégrer l'ensemble de l'économie. -C'est trop tard pour mettre ces mécanismes en place ? -Non, ce n'est pas trop tard. Mais je pense que c'est plus difficile aujourd'hui qu'en 1999. Car finalement, les pays qui en ont profité n'ont pas envie d'en faire profiter les autres. Aujourd'hui, on a des réactions d'égoïsme extrêmement fortes. Les Allemands, par exemple, disent : "Non, nous on a fait des efforts, c'est bon. On voit pas pourquoi, maintenant, on ferait des sacrifices." Comme vous le savez, en Allemagne, le débat "Oui à une union, non à une union de transfert" est très fort. Il y a l'idée, qu'après tout, l'Allemagne n'a pas à subventionner la Grèce ou l'Espagne. Je crois que le chacun pour soi est plus fort aujourd'hui qu'il ne l'était dans les années 1990. Il y a aussi, je pense, un manque de leadership sur ces questions. Le couple Mitterrand-Kohl au début des années 1990, ou des choses comme ça, ont joué un rôle moteur très important qu'on ne retrouve pas aujourd'hui. -S'agissant de l'Allemagne, les Allemands n'estiment pas du tout que, même si elle est imparfaite, la réussite de l'unification, c'est-à-dire de l'intégration de l'ex-RDA au sein de l'Allemagne, a été, pour partie, le fruit de la solidarité de l'Europe des 12 puis des 15 ? -Non. Je crois que les Allemands considèrent qu'ils ont payé pour ça. Eux seuls. Ils considèrent majoritairement que l'Europe ne les a pas aidés là-dedans. Ils n'ont pas totalement tort. C'est vrai qu'on ne les a pas beaucoup aidés. Quelques fonds structurels pour l'Allemagne de l'Est, mais, grosso modo, en 1991-1992, quand on a été confrontés au choix, par exemple, de réévaluation du mark, et que le gouvernement français de l'époque a dit qu'il n'en était pas question... Un certain nombre de décisions qu'on aurait pu prendre à l'époque auraient facilité le travail des autorités allemandes et n'ont pas été prises. Du coup, les Allemands prennent l'argument de ce coût de la réunification en disant "Nous, on a géré seuls l'unification allemande et les coûts que ça a engendrés. Donc, débrouillez-vous avec vos problèmes. On ne peut pas..." Schroeder parlait de "Zahlmeister" pour l'Allemagne quand il disait qu'il en avait marre que l'Allemagne soit le maître payeur de l'Europe, ou le trésorier payeur de l'Europe, je ne sais pas comment traduire ça. Je crois qu'il y a ce sentiment-là en Allemagne aujourd'hui. On l'a bien vu au moment de la crise grecque notamment. -Le souvenir de l'effacement des dettes contractées par l'Allemagne dans l'entre-deux-guerres, voire pendant la guerre, effacement qui a eu lieu, je crois, au tout début des années 1950... Ca non plus ça ne joue pas ? -Non, ça ne joue pas car les Allemands considèrent que c'était vraiment autre chose. -Ils n'ont pas tort, d'ailleurs. -Ils n'ont pas tort. En même temps, c'est vrai que le rapport de l'Allemagne avec sa propre histoire est un peu compliqué. Evidemment, le nazisme est unanimement condamné, etc. mais, en même temps, le traité de Versailles, dont résultaient ces fameuses dettes allemandes, est souvent considéré, en Allemagne, comme un traité particulièrement injuste et léonin. Pour beaucoup d'Allemands, il a même justifié qu'ils fassent la Seconde Guerre mondiale. Keynes avait déjà écrit en 1919 un livre qui s'appelait "Les Conséquences économiques de la paix". C'était justement une critique de ces réparations de guerre qu'on exigeait de l'Allemagne à l'époque. Donc les Allemands ne mettent pas ces deux questions sur le même pied. En partie à raison. -Et vous, Jacques Le Cacheux, vous n'envisagez pas d'écrire "Les conséquences économiques des plans d'aide imposés à la Grèce" ? -Parfois j'y pense, oui. Mais la Grèce a aussi une histoire très compliquée. Les difficultés du secteur public grec remontent en partie au XIXe siècle, à l'indépendance grecque, etc. Ca aussi ça a des racines profondes. -Merci beaucoup Jacques Le Cacheux. -Merci.